L’horreur et la nuit en plein soleil, mon père, Paris, 1982

« J’ai tout de suite su que c’était une bombe. Énorme. Peut-être même plusieurs à la fois » m’a raconté mon père. À cette époque, il était journaliste culturel, mais « jamais de politique » m’a-t-il précisé, pour plusieurs journaux arabes basés au Liban ou en France dont l’un d’eux, Al Watan Al Arabi, un hebdomadaire connu pour ses positions pro-irakiennes qui avait ses bureaux rue Marbeuf.

Paris était devenue à la fin des années soixante-dix l’un des épicentres de la presse et du monde intellectuel arabe. Elle abritait grand nombre d’opposants politiques, de journalistes, d’écrivains exilés. « Paris permet d’écrire sans peur » avait même écrit un éditorialiste libanais.

« Dans les années quatre-vingt, me dit mon père, plus de quarante journaux arabes étaient édités à Paris et trente d’entre eux étaient libanais. Tu ne peux pas imaginer combien cette ville était devenue arabe et même libanaise. Pour rire, certains l’appelaient Beyrouth-sur-Seine. Contrairement aux autres journaux étrangers, la presse arabe et libanaise s’intéressait peu à ses communautés vivant en France, on écrivait nous pour le monde arabe ! Presque à chaque coin de rue, je croisais des amis journalistes. On avait aussi nos cafés où tu étais certain de croiser quelqu’un que tu connaissais, un habitué. Tout le monde venait ouvrir ici ses bureaux en France, se pensant à l’abri des attentats, des bombardements. »

Une fois par semaine, mon père faisait sa tournée : il visitait les rédactions de journaux pour lesquels il écrivait et passait le plus souvent dans les locaux d’Al Watan Al Arabi. Il prenait le bus pour s’y rendre. Mon père préférait passer une heure de plus sur un trajet que s’engouffrer dans le métro. Il aimait regarder la ville. Dans sa poche, il gardait un carnet où il prenait des notes et écrivait des poèmes en arabe.

Avant de monter voir ses collègues et échanger avec eux, il lisait France-Soir au comptoir du café d’à côté, mais le 22 avril 1982, les fenêtres du café se sont déchaussées. Dehors, des voitures brûlaient, ainsi que la façade du restaurant tunisien, Chez Bébert, où il aimait manger un tajine avec ses collègues du journal.

« 8 h 59, une voiture piégée a explosé rue Marbeuf à Paris : 1 mort, 63 blessés, quinze voitures détruites et toutes les vitres soufflées dans un rayon de 200 mètres » écrivait Libération au lendemain de l’attentat. En manchette : « La Syrie est-elle en guerre avec la France ? » Serge July écrivait dans son éditorial : « Le terrorisme proche-oriental s’acharne sur la France. Les attentats se multiplient même s’ils ne se ressemblent pas. […] Plusieurs guerres non déclarées, mais sourdes, clandestines entre États, dont les rues et les trains français seraient devenus le théâtre. […] La France est en guerre et on ne le savait pas. »

« 9 h 02, L’horreur et la nuit en plein soleil » titrait Paris-Match au-dessus de la photo d’une femme, morte, au sol. En sous-titre : « Fauchée en allant chercher des croissants ».

Le journal avait déjà découvert et désamorcé quelques mois auparavant un colis piégé. Depuis, vingt-quatre gardes du corps défendaient les locaux. La direction recevait régulièrement des menaces comme « On va tous vous faire sauter » ou « Vous n’avez plus que cinq minutes à vivre ». Ce journal intitulé auparavant Al Moharrer avait vu ses bureaux se faire dynamiter à Beyrouth. Le propriétaire du quotidien, Walid Abou-Zahr, avait décidé d’éditer son journal depuis Paris. Il avait alors changé de nom. Il avait été le premier à relater en détail les circonstances de l’assassinat à l’ambassade de France en Syrie en mettant en cause les services secrets syriens. Dans une interview accordée à Paris-Match le lendemain de l’attentat, Abou-Zahr disait : « Notre journal s’oppose aux Syriens. Ces derniers pourraient répondre à nos arguments par d’autres arguments. Nous n’avons pas de chars pour faire face au régime syrien. Nous avons seulement nos stylos… Or, ils répliquent par le terrorisme. Mais toutes ces opérations en France visent en fait la France plus que nous. »

Mon père était à une dizaine de mètres de l’explosion. « Je suis sorti. J’ai vu une voiture pulvérisée, et d’autres autour. Une femme qui gisait, on l’a tirée jusqu’au café. » Le café s’est vite transformé en infirmerie pour les premiers soins. Mon père avait l’étrange impression que la guerre du Liban le rattrapait à Paris.

Au journal de vingt heures sur TF1 le soir même, PPDA parlait d’un attentat qui aurait eu lieu dans un journal libyen, mon père a ri seul et dit : « Libye, Liban, Irak, les Arabes quoi ! »